Les 7 vies d’Albania
Arrive une convocation pour se rendre à l’OFPRA (office français de protection des réfugiés et apatrides), à Paris. C’est simple : tu laisses tes enfants à une copine, on te paie ton billet de train, tu descendras au terminus, tu te débrouilles pour trouver la ligne A, et pour la prendre dans le bon sens, tu as 2 tickets de métro, tu descends à la 3ème station, tu sors à droite, puis la troisième à gauche, si tu ne comprends pas ce qui est écrit au coin des rues, ce qui est normal car tu ne parles que l’albanais, tu te concentres sur le papier et le plan qu’on t’a donnés, le tout étant que tu arrives à l’heure et surtout détendue pour pouvoir expliquer clairement ta situation.
Albania sort de l’entretien de l’OFPRA n’ayant rien compris de ce qui allait ensuite se passer. Dix jours plus tard, arrive la lettre au CADA (centre d’accueil des demandeurs d’asile). C’est un rejet : « des déclarations convenues, impersonnelles, non convaincantes, elle n’a pas démontré l’existence de craintes actuelles…les faits allégués ne sont pas établis… » C’est normal, elle est Albanaise.
Pas de souci, lui explique-t-on au CADA. Il y a une procédure d’appel, un recours devant la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile) est possible. On va te trouver un avocat, sauf si tu en connais un par tes copines, et s’il est un peu sérieux, il prendra contact avec toi pour préparer ta défense…
3 possibilités de vies différentes vont alors s’offrir à Albania.
Sa 2ème vie va la mener auprès de son avocat à la CNDA, où elle passe devant un juge bienveillant, qui a lu son dossier, a entendu parler de l’Albanie et sait que les violences faites aux femmes y sont une réalité. 8 jours plus tard, la décision est affichée à la Cour, et elle est positive. Albania est protégée par la France. C’est par un coup de téléphone que son avocat lui apprend la nouvelle. Il doit la répéter 3 fois car elle n’est pas sûre d’avoir bien compris. Puis ce seront 10 minutes de hurlements de joie qui vont faire vivre son avocat pendant une semaine, puis la fête avec ses enfants dont l’ainée lui apprend qu’elle veut devenir juge…puis la fête au Cada, puis…la vie.
Mais Albania n’a qu’à peine 1 chance sur 10 de connaitre cette 2ème vie.
C’est donc plus probablement une 3e vie qui s’ouvre à elle : elle commence, comme la 2ème, par un contact avec son avocat, la rédaction d’un recours contre la décision de l’OFPRA, puis… la réception d’une lettre de la CNDA, dite « ordonnance » indiquant que « le recours n’ apporte aucun élément pertinent de contestation de la décision de l’OFPRA ni de complément utile à ses précédentes déclarations… » Bref, un simple courrier remplace une audience. Albania ne comprend pas cette décision où on lui reproche de ne pas avoir su rajouter un complément. Les coups décrits, les actes de violence du mari… Il aurait fallu MIEUX raconter. Faire frissonner, pleurer ! Inventer même ?
Au lieu de cette 3e vie, Albania va peut-être connaître une 4e vie : celle d’ une convocation à la CNDA devant un ou une juge qui n’hésite pas à dire dans les couloirs que « ces gens racontent tous des histoires, ces femmes qui se prétendent battues, comme le sont les Espagnoles qui, elles, ne se plaignent pas, ces Albanais qui ne viennent que chercher du travail et trouvent plus facile de commencer par une procédure d’asile… » A l’issue de 8 jours de réflexion du juge, ce sera un rejet du recours d’Albania qu’elle ne comprendra pas ni n’acceptera…
A l’issue de sa 3e ou de sa 4e vie, Albania a 1 mois pour faire ses valises avec les enfants et quitter le Cada. Vers l’Albanie ? certainement pas. Le mari y vit toujours et les retrouvera quand il saura qu’ils sont rentrés. Vers un autre pays d’Europe ? peut-être. Mais plus sûrement vers un lieu d’hébergement quelque part en France… une association à Grenoble, ce serait idéal pour les enfants qui sont à l’école, mais si c’est à Brest ou Carcassonne grâce à Amnesty International ou le Secours Catholique, ce sera bien aussi… Elle trouve un point de chute et s’installe en France, sans papiers, sans argent en attendant 2,3,4 ans et une régularisation potentielle par le travail ou, on ne lui souhaite pas, la maladie d’un de ses enfants…
Olivier Brisson est avocat, membre bénévole de Droits d’urgence depuis 4 ans.
Carnet d’accès au droit est un journal de bord des juristes de l’association.
Ses publications sont régulières et entièrement libres.