Carnet d’accès au droit #5

Aujourd’hui, depuis la fin du confinement, c’est mon premier jour de retour au bureau dans la prison où je travaille. Dans les couloirs, je croise deux membres de la direction qui m’interpellent au sujet de M. E. J’apprends alors que M. E aurait été l’auteur d’un « acte héroïque ». La semaine passée, ce détenu s’est interposé et a maitrisé un autre détenu qui attaquait une surveillante avec un pic en bois.

La surveillante, stagiaire, était seule pour l’ouverture des cellules pendant la distribution des repas. Son agresseur, souffrant de troubles psychiques qui avaient semble-t-il été signalés, ne disposait pas d’une prise en charge adaptée. Son sauveur, M. E, était présent au bon moment et n’a pas hésité à intervenir.

Une belle histoire en somme.

La direction m’informe qu’ils souhaitent récompenser M. E pour son « acte héroïque ». Cela va de soi, M. E, par son geste, a pallié les défaillances de l’administration pénitentiaire (manque de personnel, défaut de prise en charge adaptée, insalubrité…) en mettant sa vie en péril.

Après un bref passage à l’hôpital, notre héros est remis en cellule, une béquille au bout du bras. L’autre détenu est lui finalement hospitalisé. La surveillante subit quelques points de suture et ressort de l’hôpital, non sans quelques traumatismes. Mais qu’importe, les apparences sont sauvées, tout peut continuer comme avant.

Pour le féliciter, il est envisagé d’aider Monsieur à régulariser sa situation administrative. En effet, M. E est « sans-papier ». Tout le monde s’active : on sollicite le juge d’application des peines, la préfecture, on appelle, on envoie des mails, des courriers. Soudain, M. E devient important. Soudain, son existence est reconnue. Soudain, M. E a des droits…

Pourtant, M. E, cela fait 40 ans qu’il habite en France. Il y est arrivé à l’âge de 16 ans. Toutes ses attaches familiales et privées sont en France (sa compagne est française, son frère, l’oncle et la tante qui l’ont élevé aussi…). Il n’a pas de familles en Tunisie. Il a 56 ans, il est malade, il est fatigué.

Depuis tout ce temps, M. E va enfin pouvoir se reposer, ne plus vivre dans la crainte, avoir une vie « normale », travailler légalement, se soigner, prendre sa retraite…En bref obtenir tous ces droits qui lui ont été refusés pendant toute sa vie d’adulte. Enfin, M.E a le droit d’exister !

Lors d’une permanence, M. E me dit que, quelque part, on lui rend enfin justice. Il est content, alors je suis contente pour lui. Et pour autant, je ne suis pas certaine de trouver de la justice dans cette histoire…

Dalia Frantz est juriste généraliste, coordinatrice du Point d’accès au droit (PAD) du centre pénitentiaire de Fresnes

Carnet d’accès au droit est un journal de bord des juristes de l’association.
Ses publications sont régulières et entièrement libres.