JE VIS UN DRAME, MONSIEUR
– Bonjour Monsieur, je vis un drame.
– Un drame, Madame ?
– Oui, Maître. C’est dramatique !
Ce jour-là, je reçois Madame I en permanence. Elle habite le 15e arrondissement de Paris et me sollicite pour une question de copropriété. Avant de la recevoir, je m’imagine une « dame », de la classe moyenne ou appartenant à la petite bourgeoisie, ou encore au petit propriétaire, paisible retraitée ayant un souci de voisinage. Mais je comprends vite qu’il s’agit d’autre chose.
– Je vis dans un Cagibi.
Ces premiers mots ne seront pas les derniers à me bouleverser. Madame I me raconte ses souffrances endurées, tout récemment encore, en tant que salariée à domicile d’une famille « riche » qui réside dans le 16e arrondissement.
Elle travaille, me dit-elle, « tous les jours », « sans interruption ». « Toutes les heures sans arrêt quasiment. Le samedi, dimanche et même les jours fériés. »
– Vos heures ainsi travaillées vous sont-elles payées ? Lui rétorquais-je, sachant pertinemment que ce genre d’exploitation sociale est bien souvent la réalité de nombreux salariés.
– Pas du tout !
Ce que je soupçonnais d’emblée m’apparaît alors : Une situation de travail dissimulé conjuguée a une absence de titre de séjour. Situation qui, de fil en aiguille, se confirme clairement. En larmes, Madame I me dit :
– Âgée de plus de 69 ans, je suis sans papier. Ce travail est mon seul moyen de survie. Je n’ai pas le droit de me plaindre, Monsieur ! Mais ce n’est pas pour cela que je fais appel à vous aujourd’hui.
Cette « vieille femme » de 69 ans n’a d’autre choix que de se taire et de travailler, quasiment comme une esclave. Comme si, à son âge, il n’était pas temps de se reposer. De rêver un peu, après une vie de trime et de labeur.
« Cagibi ». Ce mot résonne dans ma tête. Enfermée, confinée dans une cage d’immeuble comme l’on jetterait au rebut dans un grenier ces vieilles choses dont on a plus l’usage après les avoirs tant usées.
Elle poursuit :
– Si je vous contacte, Monsieur, c’est parce que je souhaite poser une boîte aux lettres dans l’immeuble pour y recevoir mon courrier.
Voilà plusieurs mois que Madame I souhaite disposer d’une boite aux lettres à son nom dans cet immeuble mais qu’elle se heurte aux refus des copropriétaires.
D’une voix brisée, elle termine :
– Pourriez-vous me dire s’il est possible de contraindre le syndicat de copropriétaires à faire installer, à ses frais, cette boite aux lettres ?
Après lui avoir répondu dans quelles conditions de tels travaux seraient possibles, en vertu des textes juridiques applicables, Madame I me remercie, et s’en va. Je comprends alors que cette femme, qui pourrait être ma mère, n’entreprendra rien pour mettre fin à son exploitation, à une situation d’une autre époque qui la contraint à tout accepter afin de ne pas mourir sans le sou, étant déjà « sans papier » et ne souhaitant pas mettre en péril ses dernières chances de régularisation par le travail.
Je reste sur ma faim. Un sentiment immense d’impuissance m’envahit. Une impression de travail bâclé, qui me reste en travers de la gorge. Madame I ne voulait rien dire, « ce n’était pas pour cela qu’elle venait me voir aujourd’hui. » L’injustice et l’exploitation peuvent poursuivre leur route, malgré les textes de lois prévus pour lutter contre elles. Je m’interroge : comment faire pour aider une victime isolée qui craint, elle-même, de livrer ses difficultés ? C’est pourtant tout mon travail, ici à Droits d’urgence : Rappeler l’état de notre législation. L’existence du droit et de structures comme les nôtres pour lutter contre l’exclusion et pour le respect de chacun et chacune.
Mohamed Sellame, juriste généraliste, spécialiste du droit du travail
Carnet d’accès au droit est un journal de bord des juristes de l’association.
Ses publications sont régulières et entièrement libres.