Rencontre avec Henri Nallet, nouveau Président de Droits d’urgence [interview]

Homme politique, ancien garde des sceaux, Henri Nallet est administrateur de Droits d’urgence depuis 10 ans. Il succède à Jérôme Giusti à la présidence de l’association. 

Henri Nallet, si vous prenez aujourd’hui la Présidence de l’association, votre histoire avec Droits d’urgence est longue. Pourquoi avez-vous rejoint Droits d’urgence il y a 10 ans ?
Lorsque je suis devenu garde des sceaux, j’ai voulu faciliter l’accès à la justice. Pendant ma période d’élu local, maire de Tonnerre (dans l’Yonne), dans les années 80 – 90, je tenais une permanence tous les samedis matins. J’y recevais des gens qui me rapportaient des réalités difficiles, et qui, souvent, avaient un grand besoin de justice mais ne parvenaient pas à y accéder, soit parce que c’était trop compliqué, soit parce que c’était trop cher, soit parce que c’était trop loin… À cette époque, l’accès au droit et ce genre d’initiatives n’étaient vraiment pas des choses acquises. Alors quand on m’a proposé de rejoindre Droits d’urgence, l’engagement m’a apparu tout à fait logique, naturel. C’était le prolongement de mon action, cela reflétait ma vision de la justice et du droit.

Qu’est-ce que cette association représente pour vous ?
D’après moi, Droits d’urgence est une association qui met en pratique un devoir de solidarité. Mettre à la disposition de ceux qui n’ont pas tout reçu, les plus exclus, le droit, une aide, un conseil. Tout cela me paraît infiniment nécessaire. Le travail de Droits d’urgence est fondamental dans un pays qui invoque la fraternité.

Interrogé dans une émission sur France Culture, en 2013, vous avez dit « On ne peut pas penser la justice en dehors d’une réflexion plus large sur l’Etat et sur la distribution des pouvoirs ». Aujourd’hui, justement, comment percevez-vous la distribution des pouvoirs en France ?
C’est une question très politique. Je crois sincèrement que, dans nos institutions, en France, nous avons un problème avec la place de la justice. D’une part, la justice n’est pas suffisamment connue par nos concitoyens. D’autre part, la justice est une institution pour laquelle l’Etat n’accorde pas tous les moyens nécessaires à sa fonction. Pourtant, il s’agit d’une institution fondamentale pour une démocratie. Il n’y a pas de démocratie qui puisse bien fonctionner sans une justice forte et respectée ; or pour cela, il faut des moyens… Les magistrats qui assurent le fonctionnement de la justice dans notre pays sont souvent obligés de travailler dans des conditions très dures, ce qui rend la justice difficile à délivrer. C’est un cercle vicieux ; une responsabilité politique que la gauche, autant que la droite, doivent mener.

Le droit, la justice, ont longtemps été vus comme des outils réservés à la bourgeoisie. D’après vous, où en sommes-nous aujourd’hui ?
Si je me suis engagé à Droits d’urgence, c’est parce que je considère que cette égalité d’accès au droit n’est pas pleinement réalisée. C’est aussi parce que je suis conscient que dans notre société, aujourd’hui, quelqu’un qui est bien formé, avec un bagage social et culturel correct, aura beaucoup plus de facilités à défendre ses droits et à obtenir ce qui lui est dû qu’une personne dans la difficulté, au chômage, qui vit loin d’une ville et d’un Barreau, etc. Cette inégalité devant la justice est encore criante. Pour moi, c’est en cela que consiste la tâche essentielle d’une association comme Droits d’urgence : permettre à chacune et chacun d’entre nous de faire reconnaître ses droits, peu importe son origine. Bien sûr, il y a eu des progrès, c’est indéniable. Il y a une volonté. Mais je considère néanmoins que les problèmes majeurs qui se posent à notre institution judiciaire n’ont pas beaucoup bougé. Faire valoir ses droits demeure difficile. Droits d’urgence est un des moyens de contribuer à ce travail, elle répond à un vrai besoin social.

En 1991, vous avez travaillé à réformer l’aide juridique. Pourquoi ?
L’aide juridique est-elle aujourd’hui efficiente ?

Au début des années 1990, il était très compliqué d’accéder à une aide juridique : remplir des papiers, se faire reconnaître, aller au tribunal, expliquer sa situation… ces choses peuvent paraître simples pour certaines personnes, mais pour des hommes et des femmes qui sont démunis, c’est très compliqué. Il fallait donc faciliter et élargir l’accès à l’écoute, à l’aide, au processus de justice.
Aujourd’hui, comme toujours, il n’y a pas assez d’aide juridictionnelle. Je pense personnellement qu’il faudrait qu’elle soit gérée différemment, selon les régions, selon l’ampleur des problèmes posés. J’ai tâché de m’y atteler lorsque j’étais Garde des Sceaux, mais c’est très difficile. Il y a en effet des intérêts en jeu, et les responsables se crispent très vite. Pour certains, l’AJ doit être limitée à des cas extrêmes, alors que pour d’autres, dont je fais partie, elle doit bénéficier à un public plus large…
Pour améliorer notre système, je crois que nous devrions nous pencher sur l’état de l’aide juridictionnelle dans d’autres grands pays, comme le Royaume-Uni, ou le Canada. Pour rendre le droit plus accessible encore, il faut que cette aide devienne un sujet majeur au niveau politique car cela concerne la réalité démocratique de notre pays.

À Droits d’urgence, nous avons le sentiment qu’il y a plusieurs décennies, l’accès au droit relevait d’un quasi-monopole de certains professionnels, avocats, huissiers, notaires, et que de plus en plus, des associations, dont nous faisons partie, ont créé un nouveau métier, celui d’agent d’accès au droit, de juriste généraliste. Partagez-vous ce sentiment ?
Je partage votre analyse. Je pense que depuis une trentaine d’années, si nous avons progressé, c’est notamment grâce à l’acceptation sociale de groupements tels que Droits d’urgence. J’ai connu en effet une époque où seuls les avocats avaient cette responsabilité. Le fait qu’on ait élargi cet accès, et que des associations participent désormais activement à cette prise en charge, a permis à un plus grand nombre de gens d’accéder à la justice, mais aussi d’avoir une relation différente à l’institution. Je suis convaincu que cette variété des rapports entre nos concitoyens et l’institution judiciaire est un progrès, un enrichissement.

Nous vous avons entendu dire « Qu’est-ce que l’acte de juger : ce n’est pas un acte administratif. C’est une écoute. » Ne pensez-vous pas que la justice est aujourd’hui trop administrative, justement ? Pas assez humaine ?
Je vais aller encore plus loin : je crois qu’il faudrait penser à une modification de notre système judiciaire, dans lequel nous prêterions beaucoup plus d’attention à la première instance, c’est à dire le moment où les individus rencontrent l’institution judiciaire. Tout se joue à ce moment précis.
Le moment de la rencontre est, pour moi, fondamental. Or, depuis une vingtaine d’années, c’est le contraire qui se passe : on essaye d’aller plus vite, de répondre à l’immense demande de justice en essayant de simplifier les procédures, alors qu’il faut à tout prix que la rencontre avec le justiciable soit un moment où l’on prenne le temps : le temps d’écouter et le temps de répondre.
Concernant le rôle de la première instance, je serais très intéressé d’échanger avec le premier ministre, le Garde des Sceaux. Il me semble que la première instance ne devrait pas être dédiée aux magistrats en début de carrière mais plus à ceux qui sont déjà expérimentés. Ce serait un renversement complet de notre système, mais je ne suis pas le seul à défendre cette vision. C’est en travaillant sur toutes ces question, Place Vendôme, mais aussi plus tard, à travers notamment mon travail sur la réforme de la Cour de cassation demandée par Madame Belloubet, que j’ai développé cette conviction : si l’on ne redonne pas un rôle central à la première instance, ce que l’ont fait au sommet, ce n’est rien, c’est de la technique.

Depuis plusieurs mois, les personnes étrangères doivent, pour déposer leur dossier de demande de titre de séjour, obtenir un rendez-vous au guichet via une plateforme internet des préfectures. Or, elles sont confrontées à une quasi impossibilité d’obtenir un tel rendez-vous. Nous mené une action de contentieux de masse auprès du tribunal administratif de Paris en décembre. Tous nos référés ont été gagnés : le tribunal administratif a enjoint la préfecture à délivrer des rendez-vous pour que les personnes puissent faire valoir leurs droits. Le besoin de rencontre entre les administrés et les institutions, c’est aussi cela ? 
Là dessus, j’ai un point de vue qui est peut-être lié à mon âge, à mon expérience, et à ma conception du rapport entre les gens : je ne supporte pas l’évolution de nos rapports humains depuis quelques années. Le traitement systématique de nos problèmes via des machines est devenu intolérable. Nous allons vers un monde invivable. Nous avons besoin de rencontrer quelqu’un, un regard, une parole. Il faut lutter contre cette tendance, et vous pouvez être sûrs que vous aurez, le temps de ma présidence, tout mon soutien dans ce combat.

Ne pensez-vous pas que ces systèmes de prise de rendez-vous en ligne sont aussi un moyen de ne pas recevoir les personnes, consciemment ?
Bien évidemment, c’est une fuite. C’est une politique. Les étrangers, on ne veut pas en entendre parler. Et ma position est claire là dessus : il nous faut lutter et soutenir ces personnes !

En plus de 30 ans de métier, comment avez-vous vu évoluer l’accès à la justice et aux droits en France, et quels sont aujourd’hui les grands enjeux auxquels une association comme Droits d’urgence doit faire face ?
Je crois qu’il faut être honnête, nous avons fait des progrès : il y a plus de moyens, plus de gens favorables à l’accès au droit. Il y a 15 ans, on en était loin… Il reste néanmoins un problème dans les relations juridiques entre les citoyens et l’Institution. C’est à cet endroit-là que nous devons, je pense, nous positionner et défendre un relationnel plus humain.
Aussi, je pense que Droits d’urgence devrait aborder la crise sanitaire comme un sujet de préoccupation sociale : la crise fait apparaitre un approfondissement des inégalités dans la société et d’exclusion de la population la plus jeune du monde du travail. Nous avons collectivement une responsabilité considérable à l’égard des jeunes générations
Il faut que Droits d’urgence continue le travail de médiation avec l’ensemble des participants à l’institution judiciaire : les magistrats, les huissiers, les avocats. Il faut que la communication circule mieux, entre des associations de terrain comme Droits d’urgence, et les responsables politiques, les parlementaires notamment. Ils ont la clé de nos besoins et de nos espoirs. Pour se faire entendre, nous devons davantage travailler ensemble, et je mettrai volontiers mon expérience à la disposition de l’association dans ce sens : transmettre la vision de Droits d’urgence aux responsables politiques. Il ne faut pas lâcher.

– Entretien réalisé par Alice Babin, journaliste indépendante, et Alexandre Moreau, juriste et responsable des relais d’accès au droit.